BOULAN, MURIEL, ÉDITORIAL, MUSURGIA, 28/1 (2021)
Ce premier numéro Musurgia de 2021 renoue avec la publication de volumes variés et propose ainsi trois articles dont les enjeux musicaux, stylistiques et méthodologiques reflètent la pluralité de l’analyse musicale et de ses objets d’étude. Si les articles ici rassemblés ne répondent pas spécifiquement à une problématique commune, tous trois s’inscrivent dans un fécond second vingtième siècle et, plus encore, se font écho par la grande proximité temporelle de leurs corpus. D’une commande du début des années 1960 faite à Maurice Ohana en hommage à Debussy, à la sortie en 1997 du Destin, film engagé de Youssef Chahine, le présent numéro parcourt moins d’une quarantaine d’années de l’histoire de la musique, au cœur desquelles s’inscrit également la démarche tout aussi engagée d’un Jean-Claude Éloy, concernant l’assimilation dans son langage d’éléments extra-occidentaux.
Joseph Delaplace s’intéresse au Tombeau de Claude Debussy, que Maurice Ohana achève en 1962 dans le cadre des célébrations du centenaire de la naissance de Debussy. Œuvre charnière dans la production du compositeur, dédiée à Henri Dutilleux, cette pièce pour soprano et ensemble orchestral – incluant notamment un piano et une cithare en tiers de tons –, affirme un style personnel qui donne des clefs de compréhension pour ses compositions ultérieures. De l’effectif au langage empreint de tiers de tons, de l’usage du piano au traitement de la forme, de l’influence explicite de Debussy à l’émergence d’une signature sonore propre, Joseph Delaplace montre comment l’hommage au maître, nourri d’un réseau intertextuel riche qui dépasse les seuls apports debussystes, est prétexte à l’affirmation d’un style personnel né de l’assimilation de tous les constituants, propres et externes, du langage d’Ohana.
C’est également l’assimilation par imprégnation d’éléments extérieurs, issus cette fois-ci de la sphère musicale extra-occidentale – principalement japonaise –, qui sous-tend la pensée compositionnelle de Jean-Claude Éloy. Partant des présupposés d’un imaginaire exotique, qui repose sur un certain nombre de stéréotypes décriés à l’aube du xxe siècle, Sabrina Rebouh confronte les intentions d’un compositeur à la réalité d’une œuvre encore richement nourrie de thèmes propres à cet imaginaire. Sous les angles du rapport au temps, du sacré ou des notions de primitivisme et d’archaïsme, l’auteure interroge la relation à l’Autre d’un compositeur qui se défend lui-même de toute démarche exotique et, au prisme de l’analyse de six œuvres écrites entre 1971 et 1986, tire les conditions d’un nouveau rapport d’authenticité venant définir cet exotisme dit postcolonial.
Enfin, à travers l’analyse d’un film ancré dans les temps anciens d’une Andalousie en proie à de vifs affrontements entre intégrisme fanatique et liberté de pensée, qu’incarne le personnage du philosophe Averroès, Amal Guermazi nous plonge dans l’univers tout à la fois poignant, divertissant et coloré du cinéma égyptien engagé de Youssef Chahine. Parcourant les scènes musicales clefs du Destin, l’auteure interroge la place, la nature et le rôle de la musique dans la trame narrative d’une fresque en apparence historique. Ce faisant, l’analyse fait émerger les mécanismes subtils de la diffusion d’un message politique d’une saisissante actualité, qui charme les oreilles et sublime les images pour mieux déjouer la censure et ramener les esprits égarés sur le droit chemin.