GUILLOTEL-NOTHMANN, CHRISTOPHE , ÉDITORIAL, MUSURGIA, 27/1 (2020)
Ce numéro thématique marque le début d’une série de contributions consacrées aux approches analytiques hybrides quantitatives et qualitatives. Il porte sur le logiciel d’aide à l’analyse Monika [1]La version actuelle du logiciel (1.71), son mode d’emploi et un…, programmé par Nicolas Meeùs et nommé d’après Monika Stern à la suite des approches analytiques développées et appliquées dans sa thèse de doctorat sous la direction de François Picard [2]Monika Stern, Les femmes, les nattes et la musique sur l’île de…. Le logiciel propose une analyse générique des hauteurs, des intervalles, des mouvements mélodiques et des échelles à partir de comptages d’occurrences et de durées. Ses champs d’application sont les répertoires monodiques, en particulier ceux dont l’organisation interne reste peu connue, comme les répertoires ethnomusicologiques et les corpus du Moyen Âge et de la Renaissance.
Le logiciel s’inscrit dans un travail d’équipe engagé au Centre de Recherche sur les Langages Musicaux (CRLM) au début des années 2000, à un moment où les programmes d’analyse musicale se multiplient en France et à l’étranger [3]Christophe Guillotel-Nothmann, « Les signes musicaux et leur…. Si la réflexion commune alors entreprise se poursuit jusqu’à aujourd’hui à l’IReMus [4]Voir notamment le Séminaire d’études ethnomusicologiques de la…, il peut surprendre que ce projet fasse l’objet d’un volume thématique près de vingt ans après sa conception. Le temps écoulé et les travaux analytiques auxquels le logiciel a donné lieu [5]Voir plus bas ainsi que les notes infrapaginales 15 et 16. permettent toutefois de prendre la mesure des enjeux méthodologiques qui se cristallisent à travers la démarche adoptée. La distance chronologique permet aussi de mieux apprécier l’effet catalytique qu’a pu exercer l’informatique sur la mise en œuvre de cette démarche. Si ces moyens informatiques ont profondément évolué, les éléments de réponse apportés – notamment au problème de l’analyse de musiques dont nous connaissons mal le fonctionnement – restent toujours d’actualité. Bon nombre de ces éléments se cristallisent à travers les deux contributions thématiques de ce numéro.
L’article de Monika Stern propose une synthèse des résultats obtenus dans la partie analytique de sa thèse dédiée aux chants monodiques du Vanuatu et résume le cheminement intellectuel qui a débouché sur la méthodologie appliquée. La démarche est motivée par la volonté de comprendre la musique d’une société de l’intérieur alors que les règles qui sous-tendent son système ne sont pas explicitées. Afin d’atteindre cet objectif, Monika Stern s’affranchit temporairement des connaissances liées aux contextes socio-culturels pour se concentrer sur les seules unités musicales – hauteurs et intervalles – auxquelles est concédé un niveau autonome d’existence symbolique. Ce niveau d’analyse, qui correspond au niveau neutre dans la tripartition de Jean Molino [6]Jean Molino, « Fait musical et sémiologie de la musique »,…, contribue à faire émerger des patterns musicaux qu’une approche à partir des contextes de production et de réception aurait pu oublier. Pour autant, la coupure de l’environnement culturel d’origine n’est que temporaire dans la méthodologie : l’article insiste sur la nécessaire mise en dialogue entre ce qui est interne et externe afin d’ajuster les critères analytiques pris en compte et de décider quelles informations sont pertinentes et lesquelles ne le sont pas.
Le parcours entrepris par Véronique de Lavenère dans son analyse de musiques de danse pour orgue à bouche d’une petite population tibéto-birmane établie au Laos rejoint en partie cette démarche. Ici encore, les pièces reposent sur des lois qui forment système – dans le cas présent le pentatonisme – sans que ces lois ne soient explicitées localement sous forme de règles. Elles sont de surcroît difficilement cernables par l’analyse paradigmatique classique, ce qui conduit Véronique de Lavenère à mettre en œuvre une analyse par ‘position’, c’est-à-dire une analyse sensible aux contextes dans lesquels apparaissent les hauteurs. Cette analyse débouche sur des éléments d’une grammaire générative qui éclaire des pans importants du fonctionnement musical de ces pièces. Les règles ainsi formulées permettent de mieux comprendre les distinctions entre les danses, établies par la population locale, alors que ces distinctions semblaient confuses de l’extérieur. Toutefois, ici encore, ce n’est qu’en un second temps méthodologique que la validation des règles dans l’environnement culturel d’origine est invoquée à l’appui de l’analyse.
Les deux trajectoires méthodologiques apportent ainsi un éclairage particulier sur ce que peut être une approche émique dans son rapport à la démarche étique [7]Kenneth Lee Pike, Language in relation to a unified theory of… : il ne s’agit pas tant d’une analyse qui reposerait uniquement sur les valeurs retenues par la société qui a vu naître ces pièces, mais bien d’une analyse qui vise à cerner les œuvres de l’intérieur en réintroduisant progressivement, à partir de la perspective de ces pièces, les connaissances socio-culturelles transcendantes, susceptibles d’éclairer leur fonctionnement interne. À l’instar de la position adoptée par Louis Hjelmslev dans ses Prolégomènes à une théorie du langage, « l’immanence et la transcendance se rejoignent dans une unité supérieure fondée sur l’immanence [8]Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris,… » dans ce scénario méthodologique.
Pour autant, l’analyse immanente qui constitue le point de départ dans les deux articles n’est pas neutre ou agnostique. Monika Stern souligne que les résultats obtenus dépendent de la position épistémologique de l’analyste, des critères pris en compte lors de la transcription et des éléments qu’elle considère a priori être pertinents. Il incombe ainsi toujours à l’analyse une dimension psychologique et « idéelle [9]Nicolas Meeùs, « Le statut sémiologique de l’analyse… ». Toutefois, l’approche adoptée, en ce qu’elle prend son point de départ dans l’analyse quantitative des données, traitées systématiquement et mises en série [[10]En référence au concept de stylistique sérielle de Georges…, entraîne une rigueur méthodologique propice à expliciter ces présupposés et à engager un métadiscours à leur sujet.
C’est précisément à ce niveau que l’informatique entre en jeu sur le plan méthodologique. L’apport du logiciel Monika ne se limite pas à automatiser les comptages, par exemple des hauteurs, intervalles ou formules pentatoniques. Le code source ouvert, sur la base duquel les résultats ont été produits, constitue aussi une explicitation méthodologique formelle à même d’objectiver les critères analytiques. Cette objectivation n’est toutefois que relative. Elle s’effectue en creux en dégageant explicitement les catégories analytiques subjectives retenues par le programmateur : dans le cas présent, la focalisation sur les hauteurs au détriment des rythmes et de la métrique, la discrétisation minimale des hauteurs au quart de ton, le regroupement des intervalles identiques indépendamment de leur position relative dans l’échelle, etc. La démarche méthodologique sur laquelle repose le logiciel et qui est mise en pratique dans les deux contributions se dégage ainsi d’un objectivisme absolu au profit d’une position constructiviste proche de celle décrite par Pierre Bourdieux : « La théorie la plus résolument objectiviste doit intégrer la représentation que les agents se font du monde social et, plus précisément, la contribution qu’ils apportent à la construction de la vision du monde [11]Pierre Bourdieux, « Espace social et genèse des ‘classes’ »,… ».
Monika Stern précise que la méthode analytique proposée, tout en étant transférable, nécessite une mise en adéquation avec le corpus musical. Il en est effectivement ainsi dans la recherche de Véronique de Lavenère qui, tout en s’appuyant sur les comptages de Monika afin de vérifier des hypothèses qualitatives – par exemple la fonction de telle ou telle hauteur –, s’oriente par la suite vers d’autres horizons méthodologiques.
Dans sa conception initiale, le logiciel se voulait être, à l’instar de la méthode, un projet ouvert, évolutif et adaptatif, grâce notamment à sa conception en Visual Basic for Application (VBA), accessible aux non-informaticiens. Cet espoir n’a que partiellement été exaucé, avant tout pour des raisons techniques – VBA ne s’est pas imposé en sciences humaines et sociales comme par exemple Python par la suite – et pédagogiques : les étudiants en musicologie ne disposent jusqu’à ce jour qu’exceptionnellement de cours de programmation suffisamment étendus. Mais les obstacles étaient aussi d’ordre conceptuel et tenaient à la difficulté de travailler collectivement à un édifice analytique cohérent sur le plan méthodologique.
Le projet informatique Monika a toutefois fait son chemin jusqu’à aujourd’hui et a évolué dans différentes directions. Il a donné lieu à des extensions informatiques, notamment par le biais d’une importation directe de partitions musicales au format MusicXML [12]Le music XML, format de fichiers ouvert pour la notation…. Le logiciel a également inspiré les fonctionnalités analytiques de la bibliothèque numérique de partitions Carnet de Notes [13]La bibliothèque de partitions Carnet de Notes, conçue par Alice… et plusieurs autres programmes d’analyse musicale [14]C’est notamment le cas du logiciel d’analyse harmonique…. Monika a été mis en application dans un nombre important de travaux universitaires [15]Une partie de ces travaux est référencée sur une page dédié du… et a donné lieu à des corpus de partitions numériques, disponibles sur Carnet de Notes. Enfin, l’approche méthodologique a suscité des représentations diagrammatiques, confiées en partie à l’informatique [16]Voir Estelle Weiping Wang, Les partitions pour pipa de…. Ces travaux pourront faire l’objet d’études dans des numéros à venir.
La contribution hors thème de ce numéro applique, quant à elle, la théorie des transferts culturels, née des travaux de Michel Espagne et Michael Werner, à un ensemble de dix airs en espagnol publiés dans le Second livre d’airs mis en tablature de luth (Paris, 1609) de Gabriel Bataille. Dans sa réflexion sur l’origine de ces airs ainsi que sur les circonstances qui ont permis leur réception et adaptation en France, Ana Beatriz Mujica identifie le vaudeville comme l’une des voies possibles d’assimilation. L’analyse des structures poétiques, des cadences, de l’organisation métrico-rythmique et des techniques de jeux permet de cerner les similitudes et différences des airs espagnols avec les airs français ainsi que plusieurs niveaux et procédés d’adaptation. L’étude tend à confirmer que les techniques de jeu et les particularités d’écriture propres à la guitare ont pu favoriser la cristallisation de certaines caractéristiques tonales. Ce faisant, l’article suggère que l’assimilation des airs espagnols a pu exercer un ascendant sur la ‘tonalisation’ des productions françaises du xviie siècle, à commencer par celles de l’air de cour. Cette hypothèse nécessiterait toutefois une étude plus approfondie pour être confirmée.
Ce numéro constitue enfin l’occasion d’annoncer la publication du nouveau site internet de Musurgia [17]Le site est accessible en ligne à l’adresse suivante,…. Ce site relaie les informations à la une de la revue et propose un index par auteurs et numéros des contributions passées. Il renseigne sur les comités, la procédure d’acceptation et la politique éditoriale de Musurgia. Une interface dédiée permet la soumission en ligne de propositions d’articles en complément à la soumission habituelle via l’adresse de la rédaction en chef (redactionmusurgia@gmail.com). Comme par le passé, les soumissions spontanées sont vivement encouragées et seront examinées dans un délai de six mois à compter de leur réception.
Notes
[1] La version actuelle du logiciel (1.71), son mode d’emploi et un exemple analytique peuvent être téléchargés sur le site de Nicolas Meeùs à partir de cette adresse : http://nicolas.meeus.free.fr/Monika.html, consulté le 18 décembre 2020.
[2] Monika Stern, Les femmes, les nattes et la musique sur l’île de Pentecôte (Vanuatu), thèse de doctorat, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2002, https://www.academia.edu/7062819/Les_femmes_les_nattes_et_la_musique_sur_lîle_de_Pentecôte_Vanuatu, consulté le 27 novembre 2020.
[3] Christophe Guillotel-Nothmann, « Les signes musicaux et leur étude par l’informatique : le statut épistémologique du numérique dans l’appréhension du sens et de la signification en musique », Revue musicale OICRM, 6/2 (2020), p. 45-72, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol6-n2/signes-musicaux/, consulté le 18 décembre 2020.
[4] Voir notamment le Séminaire d’études ethnomusicologiques de la Sorbonne, http://seem.paris-sorbonne.fr, consulté le 18 décembre 2020, le Séminaire Épistémologie de la musicologie numérique, https://www.iremus.cnrs.fr/fr/programme-de-recherche/seminaire-epistemologie-de-la-musicologie-numerique, consulté le 18 décembre 2020 et le programme Analyse musicale assistée par ordinateur, https://www.iremus.cnrs.fr/fr/programme-de-recherche/analyse-musicale-assistee-par-ordinateur, consulté le 18 décembre 2020.
[5] Voir plus bas ainsi que les notes infrapaginales 15 et 16.
[6] Jean Molino, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu, 17 (1975), p. 37-62.
[7] Kenneth Lee Pike, Language in relation to a unified theory of the structure of human behavior, preliminary edition, Glendale, Summer Institute of Linguistics, 1954, § 2.15, p. 11.
[8] Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Les éditions de minuit, 1968, p. 171.
[9] Nicolas Meeùs, « Le statut sémiologique de l’analyse musicale », Analyse et création musicales, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 551.
[10] En référence au concept de stylistique sérielle de Georges Molinié, l’analyse musicale sérielle, telle qu’elle est comprise ici, tire ses conclusions par la comparaison d’œuvres auxquelles est appliquée, par itération, la même procédure analytique. Voir aussi Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception : Sémiostylistique et sociopolitique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, p. 43-46.
[11] Pierre Bourdieux, « Espace social et genèse des ‘classes’ », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 52-53 (1984), p. 5.
[12] Le music XML, format de fichiers ouvert pour la notation musicale, a été développé par Recordare pour l’échange de partitions entre différents logiciels informatiques, voir https://www.musicxml.com/, consulté le 18 décembre 2020. La routine d’extraction a été réalisée par Benoît Pin.
[13] La bibliothèque de partitions Carnet de Notes, conçue par Alice Tacaille, est disponible à l’adresse suivante : http://www.psautiers.org/, consulté le 18 décembre 2020.
[14] C’est notamment le cas du logiciel d’analyse harmonique Charles, développé par Philippe Cathé et Daniel Morel ainsi que Telos, développé par moi-même. Voir Philippe Cathé, Synchronie et Diachronie : Musique française (1870-1950) et Théorie des vecteurs harmoniques. 500 ans de musique harmonique, mémoire d’habilitation, Paris, Paris-Sorbonne, 2012. Christophe Guillotel-Nothmann, Asymétrie conditionnelle et asymétrie spontanée des progressions harmoniques : le rôle des dissonances dans la cristallisation de la syntaxe harmonique tonale c. 1530-1745, PubliQation, Norderstedt, 2017.
[15] Une partie de ces travaux est référencée sur une page dédié du Séminaire d’études ethnomusicologiques de la Sorbonne http://seem.paris-sorbonne.fr/3-Memoires-et-travaux-de-recherche, consulté le 18 décembre 2020 et sur la page du programme Analyse musicale assistée par ordinateur, https://www.iremus.cnrs.fr/fr/programme-de-recherche/analyse-musicale-assistee-par-ordinateur, consulté le 18 décembre 2020.
[16] Voir Estelle Weiping Wang, Les partitions pour pipa de Dunhuang : édition et interprétation, thèse de doctorat, Paris, Paris-Sorbonne, 2016.
[17] Le site est accessible en ligne à l’adresse suivante, http://musurgia.fr/, consultée le 4 janvier 2021.